Ou bien encore ici a écrit :31. Knight, l'inceste et le totémisme
L'idée de Knight est de montrer que le tabou de l'inceste, de nature sexuelle, a une contrepartie économique dans la prohibition concernant l'ingestion du produit de sa chasse par le chasseur. Il s'agit d'un tabou qui, comme le premier, implique d'abandonner une position individuelle purement égoïste et qui rend l'échange nécessaire (ici, non pas celui des soeurs, mais celui de la nourriture). Mais ce second tabou est contourné de multiple façons et c'est précisément ce qui, pour Knight, donne naissance au totémisme. Si j'interprète correctement le propos de Knight, le rituel totémique serait semblable à ce que la psychanalyse appelle une formation de compromis, issu de l'alternative : manger le produit de sa chasse / ne pas manger le produit de sa chasse. Le rituel totémique serait la représentation / ritualisation de la façon dont peut se contourner l'interdit touchant l'ingestion du produit de sa chasse par le chasseur, moyennant un échange minimal ; il serait ainsi un moyen de contourner l'interdit. La façon de contourner le tabou peut prendre, dit Knight, cinq formes principales :
a. En appliquant seulement le tabou aux chasseurs n'ayant pas atteint un certain âge.
b. En n'appliquant pas le tabou une fois que l'on s'est excusé d'avoir tué l'animal.
c. En n'appliquant le tabou qu'à la première proie.
d. En offrant symboliquement la première proie à un tiers.
e. En offrant symboliquement une espèce particulière à un groupe. C'est par là que le totémisme commence. Remarquons que ce que Knight appelle" symbolique" dans ce contexte s'oppose au "réel" ; p. 90 :
"
Là où le but consiste à s'affranchir autant que possible du fardeau matériel imputable à la règle, les différentes espèces sur lesquelles on choisit de faire peser le tabou peuvent être celles qui sont rares, non désirées ou à peu près non comestibles, le respect à leur égard n'ayant plus alors qu'une signification symbolique."
Knight, pour corroborer son propos, donne un certain nombre d'exemples (Kinyang du Brésil, Siriano de Bolivie, Aborigènes d'Australie) dans lesquels on retrouve sous différentes formes le tabou portant sur le produit de la chasse. On observe en outre des règles strictes sur qui distribue quelle partie de l'animal à qui (i l n'y a donc pas de "propriété privée" originaire comme le soutenait l'école de Boas : au contraire, celui qui exécute le partage du produit de la chasse est celui qui a tué mais il n'a pas le droit de consommer cette nourriture). Si l'on ne se soumet pas au tabou, on passe pour un cannibale et cela a aussi des répercussions sexuelles parce que le tabou sur la nourriture est identifié au tabou sur l'inceste et à la nécessité de l'exogamie.
Pour Knight, le totémisme est inséparable de "l'esprit du don" tel qu'il a été défini par Mauss : le totémisme rend donc possible la ritualisation de l'échange. Très souvent, note Knight, il s'établit un parallèle entre le tabou de l'inceste et le tabou portant sur la consommation de la viande. Alain Testard, cité par Knight, formule un principe uique concernant les sociétés aborigènes d' Australie : on ne dispose pas de son bien. C'est ce qui permet la construction d'échanges entre partenaires rituellement définis.
32. Lévi-Strauss et le totémisme
Pour Lévi-Strauss, le totémisme est une illusion :
a. C'est une catégorie inventée par les penseurs du 18 ème siècle.
b. C'est seulement un aspect d'un processus plus global de catégorisation cognitive : le totémisme ne se distingue pas d'autres formes de classification dérivant de sphères variées de l'expérience : aussi, pour Lévi-Strauss, n'y a-t-il rien d'archaïque dans le totémisme car nous utilisons constamment des façons totémiques de penser.
c. Il n'y a pas, dans la littérature ethnographique, de relation intrinsèque entre système de nomination et tabou portant sur la nourriture. Les espèces animales ne sont pas particulièrement choisies parce qu'elles sont bonnes à manger ou parce que leur consommation est interdite mais parce que la différence des espèces offre un modèle permettant à l'esprit humain de penser les distinctions entre les catégories humaines de parenté. Mais ce choix est contingent et lié à l'environnement écologique de l'espèce humaine.
Pour Lévi-Strauss, quand on dit qu'un homme évite un certain nombre de femmes ainsi qu'un certain nombre de types de nourriture parce qu'il s'agit d'éviter "son propre sang", on ne parle que par métaphore car dans le cas du tabou de l'inceste, les femmes font bien réellement les enfants, tandis que dans le cas du deuxième tabou, l'identification des hommes à leur totem est imaginaire (peut-être même, d'un point de vue psychologique, essaient-ils par le don et l'échange impliqués dans le totémisme d'imiter les femmes qui, elles, portent bien des enfants réels). C'est ce qui permet à Lévi-Strauss de dire qu'entre la parenté et le mythe, il n'y a rien et surtout pas le "totémisme" qui peut s'appliquer, en tant que principe classificatoire, à n'importe quoi. La seule chose que Lévi-Strauss accepte qui ne soit ni parenté, ni mythe, c'est le sacrifice, qu'il distingue du totémisme. Mais Knight critique ce point de vue parce que le sacrifice exprime lui aussi le prinicipe : se tenir à l'écart de sa propre chair. En prenant l'exemple des Nuer étudiés par Evans-Pritchard, Knight rappelle qu'on ne tue pas pour manger ou si c'est pour manger, c'est à condition que le meurtre implique renonciation et échange. En fait, il semble qu'il y ait de nombreux rituels qui soient à la fois totémiques, sacrificiels et expiatoires : il est certain, pour Knight, que s'identifier à une espèce animale est, comme l'a vu Lévi-Strauss, un acte cognitif mais c'est aussi un acte moral et économique qui fait que l'on ne sait jamais quand le sacrifice s'arrête et quand le totémisme commence.
Knight critique donc le point de vue de Lévi-Strauss en disant qu'en fait, il n'y a véritablement qu'un seul tabou, celui qui consiste à consommer sa propre chair, tabou qui se manifeste à propos de deux réalités, le sexe et la nourriture. Pour Knight, Lévi-Strauss n'a pas réussi à construire une théorie complète de la culture, parce que s'il l'avait fait, il n'aurait pas pu atteindre le but qu'il s'était fixé et que Knight juge illusoire : dégager un niveau abstrait, celui de l'esprit lui-même, indépendant de tout le rituel et appartenant purement à la sphère de la représentation.